Laudatio Gabriella Zalapì

Laudatio pour Gabriella Zalapì, prix Pittard de l’Andelyn 2025 avec « Ilaria ou la conquête de la désobéissance » aux éditions Zoé prononcé par Lisbeth Koutchoumoff Arman.

Genève, mai 1980. 
Une petite fille de 8 ans joue à cochon pendu dans la cour de l’école. Tête en bas, Ilaria rêve de Nadia Comaneci. Mais c’est le bout des chaussures de son père qui la tire de sa rêverie. Il vient la chercher, prétend-il, pour rejoindre la mère et la sœur au restaurant. Depuis la séparation des parents, le restaurant Chez Léon est le lieu neutre choisi par la mère pour éviter les cris. Mais ce jour-là, il n’y aura pas de restaurant. Il n’y aura que l’autoroute, le tunnel du Mont-Blanc, l’Italie. 
Ilaria ne le sait pas encore mais son père vient de l’enlever.

Ainsi débute Ilaria ou la conquête de la désobéissance, le roman de Gabriella Zalapi que nous célébrons aujourd’hui avec le prix Pittard de l’Andelyn.  Avec Ilaria, Gabriella Zalapì signe le roman magistral d’une enfance broyée par des parents qui se déchirent. Car la voix du roman, la narratrice, est bien la petite fille de 8 ans qui pensait retrouver sa mère et sa petite sœur au restaurant et qui se retrouve embarquée pour une longue errance en voiture. Le père commence par lui dire qu’ils partent pour le week-end, puis pour toute la durée des grandes vacances. Ils seront en fait sur la route pendant deux ans. Deux ans sur les autoroutes d’Italie, d’Autogrill en chambres miteuses, au-dessus des bars des petites villes. Deux ans à ne pas aller à l’école hormis durant de courts épisodes, dans des pensionnats, qui se termineront mal. Ce drame nous parvient exclusivement par la voix et les perceptions d’Ilaria. Et ce choix-là, ce point de vue, donne au roman une acuité qui s’inscrit profondément dans la mémoire du lecteur.

Dans la vaste famille des romans où les narrateurs sont des enfants, Ilaria s’impose avec la force d’une écriture qui fait le pari de l’épure, marque de Gabriella Zalapì depuis Antonia. Journal 1965-1966, son premier roman en 2019, qui avait marqué la rentrée littéraire cette année-là. Les relations familiales y étaient déjà au centre: comment une femme de la haute société sicilienne des années 1960, va oser soulever le carcan des conventions pour exister par elle-même. Le roman se déroulait sous la forme du journal intime d’Antonia. Et déjà l’écriture procédait par vignettes, de brefs chapitres comme autant d’instantanés sortis du silence des années, de l’oubli. Peintre également, Gabriella Zalapì écrit toujours en cadrant avec une grande précision. Aux lecteurs et lectrices d’imaginer ce qui reste hors cadre et qui bruisse du coup avec la netteté du rêve. Willibald, en 2022, continuait d’explorer les figures de la famille de l’auteure, avec cette fois l’arrière-grand-père, collectionneur d’art autrichien, obligé de fuir le nazisme en 1938 et de s’exiler au Brésil.

 Ilaria ou la conquête de la désobéissance apporte une pierre supplémentaire à la mosaïque, une tesselle incandescente puisque le roman s’inspire de faits vécus par Gabriella Zalapì enfant. Mais il ne s’agit pas d’un récit autobiographique et encore moins d’un témoignage mais bien d’une fiction, seule la fiction permettant, selon vous, de s’approcher au plus près du réel, et des différentes vérités. «La vérité est toujours constituée d’un rhizome de récits qui se croisent et s’entrecroisent de tous les côtés.»

Votre roman, Gabriella Zalapì, donne clairement, fortement une voix aux enfants maltraités par les adultes, une voix qui jusqu’à aujourd’hui, en 2025, reste si peu entendue, si peu considérée. Au cœur du roman, la déflagration psychologique subie par l’enfant tiraillée entre son père et sa mère, brisée par le choix impossible entre l’un ou l’autre. «Tu veux aller avec ton papa ou ta maman ?» lui demandera un avocat, à un moment donné. Ilaria ira jusqu’à retourner contre elle la violence psychologique qu’elle subit. «La vérité est toujours constituée d’un rhizome de récits qui se croisent et s’entrecroisent de tous les côtés» disiez-vous. Gabriella Zalapì n’enferme ainsi pas Ilaria dans une confrontation binaire entre un bourreau et une victime. Le personnage de Fulvio, le père, est complexe, entre alcoolisme, sensibilité extrême et immaturité pathologique. La complexité des êtres, des récits et des vérités constitue la matière même du roman. 

A hauteur d’enfant, dans les silences de la petite fille qui observe de façon sismographique son père perdre pied et s’enfoncer dans l’alcool, dans un travelling où le pare-brise de la voiture fait office d’écran de cinéma, c’est aussi toute l’Italie du tournant des années 1980 qui défile. Ilaria est un roadbook comme on parle de road-movie. Dans les silences de la petite fille qui a peur des colères subites de son père, de sa violence, dans ces silences vous recréez, et c’est là une des émotions très fortes du livre, vous recréez cet état d’enfance dont la situation d’Ilaria est une expression poussée à l’extrême: la dépendance totale au parent ou à l’adulte quel qu’il soit et quoi qu’il fasse; l’amour inconditionnel, la loyauté, du petit pour son parent; et cette perception du monde suraiguë qui passe par l’observation, tous les sens aux aguets. Ilaria voit tout, entend tout, perçoit tout. Elle parle peu, comme parlent peu les enfants au milieu des adultes, a fortiori dans un contexte hors-norme, hors de tout cadre comme celui que traverse Ilaria.

Mais vos personnages, de livres en livres, sont souvent silencieux. Ils regardent beaucoup, ils écoutent beaucoup. Submergés par les émotions, par les mots et les gestes des autres. Par un passé trop lourd, par un présent qui se dérobe. Vos personnages parlent peu, si ce n’est avec les lecteurs qui se retrouvent aux premières loges d’une conversation où ils ont rapidement l’impression d’être partie prenante. Dans Ilaria ou la conquête de la désobéissance, l’essentiel se joue en dehors des quelques propos échangés entre le père au volant et la petite fille assise à l’arrière de la voiture. L’essentiel réside dans ce qui ne peut se dire. Les mots sont empêchés, étouffés, à peine marmonnés. «Sur la banquette arrière de la voiture, je respire mal. On va où ? Au bord de la mer. Et Ana ? Et Maman ? On les retrouve quand ? Arrête de renifler. On rentrera à Genève dans un mois. C’est pas long un mois. Et les promotions ? Tu m’avais dit qu’on passerait juste un week-end ensemble… Tu iras l’an prochain. Arrête maintenant avec tes questions.»

Au tout début du voyage, un faux air de vacances flotte encore dans l’habitacle de la voiture. La route est interrompue par les incessants appels du père à la mère à partir des cabines téléphoniques, rituel des jetons à échanger au bar, des hurlements étouffés qui fusent par l’entrebâillement de la porte: «Même si je n’entends pas ce qu’il dit, j’ai l’impression qu’il joue au ping-pong. Ses mots volent, tapent les parois de verre. Cigarette, cigarette, cigarette […] Avant de poser le combiné, j’entends Papa crier, Ne raccroche pas ! Je respire une fois, deux fois, puis c’est l’apnée. Je me fais aussi petite que possible.»

Ilaria ou la conquête de la désobéissance est un roman sur l’enfance maltraitée et plus largement sur l’enfance tout court, sur l’extrême intelligence et sensibilité de cet âge, sur cette maturité particulière des enfants de 8-10 ans que nous avons tous été, sur ce moment de la vie qui nous constitue d’une façon si prégnante. J’ai lu votre roman il y a un an maintenant et j’en garde un souvenir intact, vif. Avec le temps, je dirai que ce qui me touche le plus dans Ilaria c’est la lumière qui traverse le roman de bout en bout. Une lumière d’été, perlée, jaillissante, qui perdure jusqu’au cœur de l’hiver, de la terreur et du chagrin. J’ai cherché, comme on le fait devant un tableau, d’où provenait cette lumière dans votre écriture. 

Vous écrivez en laissant toujours du champ à l’ombre, ce lieu du doute, du flou, des émotions contradictoires, du silence habité. La lumière quand elle surgit n’en est que plus marquante. A la fin du roman, on comprend que la lumière qui le parcours provient du personnage d’Ilaria: oui, c’est Ilaria qui l’apporte, avec son rêve de ressembler à Nadia Comaneci, avec sa capacité à ressentir ce qui l’entoure, à décoder le langage des corps et des silences. Peut-être que tous les romans trouvent leur source dans ces silences-là. On sait qu’Ilaria la silencieuse trouvera un jour les mots. Et qu’elle les écrira.

Lisbeth Koutchoumoff